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Aussi splendides qu’intelligents, les documentaires d’Antoine Boutet sur le transfert des eaux en Chine et de Farida Pacha sur les salines du Nord-Ouest indien questionnent sur l’avancée des zones semi-arides dans les deux pays les plus peuplés au monde.      

De sel et d’eau    Par Corinne Moncel

Est-ce un hasard? Alors que l’activité industrielle intensive gagne toute la planète, bouleverse le climat et avive les sécheresses, deux documentaires évoquent la question cruciale de l’eau dans les deux pays les plus peuplés et les plus dynamiques du globe: la Chine et l’Inde. Le Français Antoine Boutet est parti sur les traces du projet chinois Nan Shui Bei Diao – littéralement “Sud Eau Nord Déplacer“ en idéogrammes, d’où le titre un peu étrange du film -, le plus grand chantier de transfert d’eau au monde. En toute discrétion après l’hyper-médiatisation autour de la construction du barrage des Trois-Gorges, les autorités de Pékin s’activent pour transférer une partie du Yangzi Jiang, le plus long fleuve d’Asie, du sud vers le nord, une région en déficit croissant d’eau, notamment à Pékin, la capitale.

Un proiet prométhéen  

Trois voies d’eau (est, centre, ouest), d’une longueur cumulée de 4350 km, permettront d’acheminer près de 45 milliards de m3 d’eau douce vers les régions asséchées, après le déplacement quelque 350 00 personnes. Un projet gigantesque aux conséquences environnementales inconnues, à la mesure des desseins prométhéens de la puissance chinoise, dont l’idée a été émise très officiellement en… 1952 par Mao Zedong. Il aura fallu cinquante ans pour l’étudier dans ses moindres détails et obtenir enfin, en 2002, l’aval de Pékin pour le démarrage des travaux. Lesquels devraient se terminer en 2050, un siècle après avoir été envisagés !

Farida Pacha, Indienne de Mumbai, s’est, elle, intéressée au Rann de Kutch, désert salant de 5 000 km2 dans le Gujarat, au nord- ouest de l’Inde, à la frontière du Pakistan. Durant la mousson, de juillet à octobre, l’eau du ciel se mêle à la mer et envahit le Rann. La saison des pluies dure pourtant de moins en moins longtemps depuis plusieurs années, provoquant des sécheresses à répétition dans l’ouest du pays. Lorsqu’elle s’achève, le soleil brûlant fait son œuvre: l’eau s’évapore, la terre se craquelle, le sel s’y dépose en profondeur. C’est pendant ces huit mois torrides que des dizaines de familles villageoises s’installent sur les étendues arides, afin d’y récolter le sel réputé le plus blanc de la terre. Comme la famille de Chanabhai, qu’a suivie Farida Pacha dans My Name is Salt (« Mon nom est sel »).

Action titanesque d’un État qui déploie toute sa puissance politico-économique pour façonner le territoire, d’une part; labeur à mains nues de paysans pauvres dans une microrégion, d’autre part… Les deux longs métrages montrent comment l’homme, à quelque échelle que ce soit, transforme durablement ou de façon saisonnière un paysage marqué par le manque d’eau. Farida Pacha fait un travail de pure observation: sans voix off ni experts interviewés, elle filme à hauteur d’homme le quotidien solitaire de la famille dans son environnement. Son scénario s’ordonne au rythme du temps qui passe: édification rudimentaire de la maison, dont le sol en terre battue est soigneusement lissé par les femmes; remise en route de la motopompe; creusement à la main d’une quinzaine de vastes bassins, remplis d’eau des jours durant grâce à l’action ininterrompue de la pompe pour désincruster le sel; séchage, puis piétinement en famille des cristaux formés; angoisse de répondre aux désirs du négociant…

Quand ils ne s’activent pas dans les salines, les hommes remettent en état leurs outils, les femmes préparent les repas, les enfants vont à l’école, jouent ou fredonnent les tubes, l’oreille vissée sur le transistor. Tout n’est que débrouillardise ingénieuse. Le jour de la fête au village, chacun sort ses plus beaux atours, grimpe dans un camion surcharge et affronte les tourbillons de sable pour, enfin, aller s’amuser à plusieurs kilomètres du désert de sel.

De son côté, Antoine Boutet a choisi de dérouler son propos au rythme des avancées et de la contestation du projet Nan Shui Bei Diao. Il intègre aussi dans sa démarche sa position – et donc sa perception – d’étranger. Parti sans autorisation – ce qui lui a parfois valu des interrogatoires poussés – entre 2009 et 2013, à raison d’un à quatre mois par an, il observe lui aussi. La nature d’abord. D’immenses étendues arides au nord, peu à peu parsemées de slogans volontaristes: « Rendons le désert verdoyant. » Puis l’action des hommes au fur et à mesure qu’il descend vers le centre: des machines à forer énormes, d’impressionnants cylindres de canalisation, des barrages gigantesques… Les êtres semblent écrasés par la  démesure de leurs ouvrages, et pourtant s’y adaptent: certains lavent leur linge dans le lac de retenue, d’autres s’y baignent. Mais le cinéaste a voulu dépasser la seule observation – qui suggère beaucoup mais « on reste en retrait » – pour donner la parole aux Chinois. Il n’est pas allé les voir, ceux-là sont venus à lui. Tels ce nageur sexagénaire érudit et joyeux qui l’invite à dîner. Ou cet agriculteur d’un village nouveau fustigeant la corruption – mais non la nécessité – du projet, rejoint par tout le village, dans une scène de colère hallucinante. Ou encore ces militants intellectuels écologistes et cette opposante tibétaine bien connus des weibos, les microblogs chinois suivis par des millions d’internautes. Tous évoquent les conséquences du gigantesque aménagement hydraulique – une pratique de l’État vieille de plusieurs millénaires en Chine.

Les contrastes sont grands, dans le film d’Antoine Boutet, entre la liberté d’expression des Chinois et l’idée que l’on se fait du régime autoritaire du Parti communiste. Mais chaque locuteur sait aussi à quoi il s’expose en critiquant les autorités. Ils ont fait de la  prison, ou risquent d`en faire, mais ont le courage de leurs opinions. Et quand le danger est trop grand, le réalisateur choisit la forme du message filmé où les hommes n’apparaissent que de dos…

Indéniable poésie…

Il est frappant de voir que les deux documentaires commencent presque de la même façon: des paysages asséchés où les choses et les êtres meurent. Et que tous deux sont d’une beauté formelle époustouflante. Antoine Boutet, cinéaste venu des arts plastiques, et Farida Pacha, accompagnée de son chef opérateur Lutz Konermann, font preuve d’un exceptionnel sens du cadrage, des images et des couleurs. Les cinéastes ont opté pour des plans fixes superbes, qui captent pareillement les mouvements de la nature, des hommes et des machines. Il se dégage de leurs compositions, véritables œuvres picturales animées, une indéniable poésie, mais aussi une fascination pour les paysages recomposés et le devenir des hommes, que souligne une bande-son discrète et magnifique elle aussi. Cette photogénie, où la démesure côtoie l’humilité, où la parole rare vaut autant qu’un propos structuré, serait bien vaine si elle ne conduisait pas à s’interroger sur les causes et les conséquences de la raréfaction de l’eau, élément vital s’il en est. C’est cela, justement, qu’ont admirablement réussi Antoine Boutet et Farida Pacha.

afrique asie, Mars 2015, pages 88-89

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